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Caligula (Lingua Ignota) : La musique comme exutoire

La vie peut être cruelle voire pire, elle peut devenir détestable. Cette existence s’amuse par moment à être d’une cruauté tout bonnement terrible, qu’elle soit causée par les aléas de ce que l’on peut appeler le “destin” ou alors par le comportement de nos congénères. Kristin Hayter, largement plus connue sous le nom de Lingua Ignota en a éminemment fait les frais. Victime de comportements toxiques, de violences domestiques et de l’incompréhension de ses proches, la multi-instrumentiste américaine exprime sa colère à travers sa musique. A la fin de la décennie passée, cette dernière a sorti son deuxième chapitre discographique, sobrement nommé Caligula.

La musique peut être utilisée à but cathartique, de nombreux mouvements comme le Grunge ou encore le Sludge en sont des exemples concrets et bien connus du grand public. Ces deux microcosmes artistiques prouvent à eux-seuls que l’art peut être vecteur d’un véritable désespoir, d’une certaine fatalité. Cependant, en ce qui concerne Lingua Ignota, ce malheur vient se coupler avec une colère rageuse ainsi qu’un furieux désir vengeur. Comme énoncé dans le chapô, la multi-instrumentiste américaine se sert de ses symphonies pour exorciser ses démons. Tout en dégageant un acharnement sauvage, presque animal. Cette frénésie est d’autant plus marquée qu’elle vient parfois entrer en contradiction avec le propos musical de l’instant, opposant beauté et volupté avec violence et rage. L’effet en est d’autant plus accentué et attribue par conséquent une véritable puissance, presque grandiose par moment.

Et même lorsque l’intensité de l’instrumentation et du chant diminue, Kristin Hayter parvient tout de même à nous asséner une violence très communicative de par les mots qu’elle emploie. On peut régulièrement marquer la différence entre l’ambiance apaisée de certains morceaux, mis en reliefs avec la violence des paroles. A vrai dire, rien que les patronymes des différents titres de Caligula suffisent amplement à planter le décor. “Do You Doubt Me Traitor”, “May Failure Be Your Noose”, “If The Poison Won’t Take You My Gods Will” ou encore “Days of Tears and Mourning ». L’ambiance est de suite installée, de manière brute certes, mais par conséquent avec beaucoup d’impact. Cela dit, il ne faut pas se méprendre, Lingua Ignota propose également des moments très doux, d’une grande mélancolie. La piste “Sorrow! Sorrow! Sorrow!” en est un exemple parfait. Il s’agit d’une ballade piano/voix, sublimée par l’admirable chant de la multi-instrumentiste américaine.

Outre l’aspect de composition en lui-même, l’angle primordial qu’il faut aborder lorsqu’il s’agit demeure être son travail autour de son ton vocal. A travers ses différents projets, Kristin Hayter déploie un style d’une versatilité et d’une diversité tout bonnement stupéfiante. Parvenant à passer d’un registre digne d’un opéra à des cris perçants capables de terrifier l’auditeur tant l’émotion de ce dernier est forte. Elle est issue d’une famille catholique (malgré son athéisme avéré et assumé) et a suivi des cours de chant depuis son enfance, et plus particulièrement dans le chant d’église. Elle fut d’ailleurs la voix mettant en musique sa paroisse locale. Au vu de son éducation, qu’elle soit générale ou bien musicale, il n’est guère surprenant de constater de fortes influences provenant de la musique classique. Ce monde étant largement considéré comme étant le point de départ d’un point de vue contemporain. Cependant, cette facette vient se mélanger avec son amour des arts plus extrêmes, concordant alors parfaitement avec un besoin profond d’exprimer une certaine rage. Cette fusion de genres confère à la musicienne du Rhode Island un polymorphisme assez marqué, la rendant encore plus unique et attachante. Ces sonorités aux antipodes du classicisme mélodique traditionnel proviennent de divers horizons, comme du Black Metal, de la Noise, de la scène Industrielle ou encore de la Harsh Noise.

Crédit Photo : Gazette Musicale

Une véritable sensation de puissance grandiloquente se dégage de ce second album. La capacité qu’a Kristin Hayter à moduler sa voix est tout bonnement sidérante de contrôle. Cette dernière peut passer en une fraction de seconde d’un calme et d’une douceur idyllique, à une fureur et une colère presque effrayante. Cette caractéristique est utilisée afin de jouer avec les différentes nuances d’intensité, créant de véritables moments de surprise. Ce jeu vient ajouter un certain dramatisme aux textes chantés, traitant de sujets très douloureux. Cette manière d’articuler le rythme des parties vocales leur confère une fatalité collant parfaitement au propos. On peut pour illustrer cette tendance prendre l’exemple du morceau le plus célèbre de Caligula : “Do You Doubt Me Traitor”. Ce titre aborde du point de vue de la protagoniste du projet le doute dont elle fut victime après avoir subi de nombreux abus. Ici les premières parties claires évoquent la tristesse ressentie, comme si Lingua Ignota venait de recevoir un coup de poignard dans le dos. Alors que même ses amis les plus proches ont rejoint les rangs du pessimisme. Les vocalises saturées, noyées sous la compression, laissent transparaître une colère noire, dirigée vers tous ceux qui ont osé se défier de son témoignage, de sa souffrance. L’épilogue de la piste vient apporter une lumière surplombant la pénombre à peine traversée. Le psalmodier étant plus assuré, avec un ton revanchard, et une prise de recul évidente, venant marquer le point final de la performance.

Cette interprétation à comme conséquence de donner une importance capitale au travail vocal orchestré par l’artiste américaine. Mais il est important de ne pas laisser la musique, au sens primaire, de côté. Il est difficile de définir un style bien précis pour qualifier la musique sortant directement de l’esprit de Kristin Hayter. Comme dit précédemment, cette dernière tire ses inspirations de plusieurs champs différents. On retrouve une majorité de sonorités venues de la musique classique, avec l’omniprésence du piano ainsi que des instruments à cordes frottées comme le violon. A tout cela viennent s’ajouter des percussions extrêmement oppressantes et très brutes inspirées de la Noise. En ce qui concerne le chant saturé, il est clair que son mixage et son interprétation sont influencés par le Black Metal. A la fois très criard mais aussi très compressé. Il vient significativement contraster avec son autre face, bien plus lumineuse et mélodieuse. Cependant, même les passages plus cacophoniques demeurent mélodiques. L’exemple de “Days of Tears and Mourning” constitue une pièce de choix.

Ce morceau est l’un de ceux étant les plus directs et primitifs de l’album. Introduit par une section d’orgue, typique des églises catholiques charnières dans l’éducation musicale de Kristin Hayter. Malgré tout, l’ambiance finit par changer du tout au tout. Une batterie éthérée et rythmiquement très épurée fait son entrée, de manière brusque, venant marquer une rupture soudaine. Ici le morceau vient aborder les jours marqués par une tristesse profonde. Ces temps où tout semble morose, sans saveur et sans aucun intérêt. L’énergie dégagée ne tire pas ses racines de la tristesse, mais d’une émotion plus forte et rongeante, à savoir le désespoir. La voix transmet un fatalisme d’une sincérité glaçante, mettant en avant l’un des deux thèmes principaux du disque. Durant cette chronique, de nombreuses fois ont été abordés les notions d’exorcisation de maux très profonds, ancrés au plus profond de soi-même. C’était pour une raison bien précise. Caligula a comme fil rouge deux thématiques principales : les abus (physiques ou psychologiques) et leurs conséquences, ainsi que la misogynie. Le projet Lingua Ignota fait bien plus que de simplement traiter ces deux maux, c’est son concept, sa ligne directrice.

Lingua Ignota @ Salzhaus Winterthur (Crédit Photo : Indie & More)

Mais les pièces pensées par la musicienne californienne ne constituent pas uniquement la libération de douleurs psychologiques et physiques terribles. Elle échafaude à travers son art un véritable hymne à la renaissance, à l’abnégation. Cette dernière peut aussi se dessiner comme un hommage, à toutes celles et ceux qui n’ont, tragiquement, pas survécu·e·s à de tels tourments. Kristin Hayler, elle, est parvenue à se tirer de ce cercle vicieux infernal, souvent incompris par les proches des victimes, ce qui malheureusement, fut son cas. Ici, la chanteuse américaine se place comme étant une sorte d’ambassadrice de la souffrance endurée par les harcelés, les abusés. L’autre fil rouge de ce second disque, à savoir la dénonciation de la misogynie, est une cause chère au cœur de la fondatrice du projet Lingua Ignota. Cette dernière y a d’ailleurs consacré son travail de thèse au sein de la MFA. Il constitue un manuscrit de plus de 10.000 pages (étant égal au poids de Kristin) relatant de (très) nombreux exemples de cas de misogynie dans le monde de la musique. Prouvant que son engagement ne date pas seulement du début de son principal acte musical.

En plus de mettre en avant un sujet pouvant être très tabou selon certains milieux sociaux, la vocaliste et multi-instrumentiste est d’une grande légitimité. Sa vie a été ternie par nombre de malheurs qu’elle évoque dans sa musique. En passant du trouble anorexique, au harcèlement, aux violences domestiques, physiques et morales ainsi que par la misogynie. C’est une évidence qu’il serait impossible de réfuter, Kristin Hayter sait très bien ce qu’est que souffrir, de par son vécu, elle est en complète maîtrise de son sujet. De ce fait, la démarche en est encore plus forte, plus marquante et sonnante comme étant viscéralement personnelle. La grande sensibilité qui s’en dégage est d’autant plus impactante lorsque l’on se retrouve avec des symphonies épiques, couplées à des cris perçants, emplis de déchirement émotionnel.

Cette thématique se marie avec de nombreuses symboliques directement issues de la religion, et plus particulièrement des croyances chrétiennes et catholiques. Des références récurrentes sont avancées explicitement à travers les textes de Caligula. Cela n’a pas de lien avec une quelconque appartenance, le cerveau de Lingua Ignota étant ouvertement athé.


“Most glorious and holy light/Faithful servant and friend of christ”


Faithful Servant Friend of Christ


« Satan! Satan get beside me! […] Satan! Satan fortify me! »


How Do You Doubt Me Traitor


“God alone/Only knows, my sorrow!”


Fragrant is my Many Flowered Crown

Cette facette n’est pas thématiquement isolée. Le morceau “If The Poison Won’t Take You My Dogs Will” comporte un fond directement lié à une personne à la réputation tristement développée. Dans ce titre, Kristin Hayter se compare à Aileen Wuornos, célèbre tueuse en série exécutée dans une prison floridienne en octobre 2002. Cette dernière s’identifie à elle de par les expériences très dures que la “Demoiselle de la Mort” a subi durant toute sa vie. Elle va même plus loin en se qualifiant comme étant la meilleure amie qu’elle aurait eu de toute son existence. Elle l’invite à la rejoindre, à abandonner tout ce qui peut la ramener à une certaine souffrance, à abandonner son corps, afin qu’aucun homme ne le brise. Le sous-texte est limpide, si elle n’avait pas subi toutes ces violences, jamais elle n’aurait ôté la vie à sept personnes, sept âmes innocentes.

Cette démarche, même si elle peut choquer, la forme étant particulièrement directe, suit malgré tout le propos avancé par Kristin Hayter tout au long de Caligula. Elle illustre toutes les conséquences que peuvent engendrer des abus, qu’ils soient physiques, psychologiques voire combinés. Le discours reste cohérent, et est allié avec une musique composée d’une main d’orfèvre, et sublimement interprétée. A la fois bestial et majestueux, ce second disque offre une prestation de très haut niveau d’une artiste au sommet de son art. Cette maîtrise et cet état presque de grâce permet à Lingua Ignota d’offrir un condensé d’art d’une rare puissance. Ce manifeste prouve tout le talent de la multi-instrumentiste originaire de la côte ouest américaine et met en avant des thématiques importantes, pour ne pas dire cruciales. Se plaçant comme étant une forme d’iconoclaste, refusant toute forme de violence et de victimisation y étant lié. Cette démarche est non seulement mise en forme brillamment, mais à le mérite de ne pas laisser le propos musical de côté. Ce dernier constituant un mélange de genres très original (pour ne pas dire très particulier), entrelaçant des éléments de musique classique et d’autres de cultures plus contemporaines, le rangeant d’office dans l’avant-garde. Malgré cette étiquette pouvant paraître comme une certaine marque d’hermétisme et d’élitisme, cette pièce se voit être d’une clarté surprenante. Le rythme y étant excellemment bien géré, et la production nous offrant un son certes froid, mais très lisible et compréhensible. A l’heure où ces lignes sont écrites, rien n’est officiel, mais il semble qu’un troisième chapitre discographique est en cours de chantier pour la californienne. Laissant de quoi présager un nouveau cri du cœur tout bonnement bouleversant avant la fin de l’année 2021.

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